
En cette période de festivité, les pluies sont plutôt rares dans la quasi-totalité du pays, et il fait une chaleur redoutable et redoutée. Je m’engouffre de plus en plus dans cette forêt sauvage et mon parcours est jalonné de cris d’oiseaux qui blessent et bercent concomitamment l’ambiance. Il y en a de toutes sortes et les vociférations des oiseaux de mauvais augures ne manquent pas de s’imposer. Onze ans me séparent de mon passage en ces lieux que je m’apprête à retrouver et où j’ai passé une bonne partie de mon enfance.
Je me sens tout à coups saisi par une espèce d’émotion drapée de souvenirs douloureux que ma mémoire conserve encore intacts et dont tout le calme et toute la verdure du monde n’altéreraient. Lorsque j’arrive à destination, la nuit a déjà enveloppé toute la bourgade, et l’obscurité dévalue considérablement le champ de ma vision. L’on me reconnait à peine. Néanmoins les lampes tempêtes viennent à point nommé pour débrouiller les choses. C’est la grande retrouvaille, l’hilarité générale ; ambiance bon enfant !
Les hommes et les femmes de mon village sont pris en chasse par le vieillissement. Les enfants, même les plus petits jadis ont grandi et parlent d’un ton nouveau, maîtrisant largement les ritournelles de la tradition, au point de faire pâlir la jeunesse citadine d’ignorance de racines. Le parfum de cet espace magique semble être unique au monde. La chlorophylle : les bananiers, les tubercules, le vin de palme, les compositions culinaires ; une orgie de délectation et de senteur oniriques dans une pureté écologique accomplie. Ici, pas de cimetière communautaire immense à perte de vue. Juste de beaux mausolées entretenus avec une attention digne de l’amour et de l’estime que l’on avait, que l’on a et que l’on aura toujours pour le défunt.
Les carreaux sur les tombes, le crépissage des maisons en terres battues, la substitution des toitures en feuilles de pailles par des tôles ondulées et par moment des tuiles, des transistors sur les meubles fort bien policés et bien d’autres innovations dénotent de l’influence de la ville sur le village. Une ascendance aussi remarquable par la rareté sur les étals locaux, puis l’envolée des prix des produits de consommation tels que le maïs, les arachides ou le manioc. La ville, j’y échappe très partiellement bien qu’elle soit assez distante à vol d’oiseau. Mon esprit s’y ballade plus que je ne l’avais prévu, et le temps peu à peu s’égrène inéluctablement, dans un climat d’une rare convivialité ; la légendaire hospitalité de l’arrière-pays ! Toute la chaleur humaine ainsi réunie. Le moraliste, l’humaniste, le psychologue, le physicien, le journaliste, le philosophe, l’écologiste et même l’alpiniste s’y retrouveraient convenablement.
A un moment donné de la nuit, après que le comité d’accueil, tout sourire affiché, m’avait permis d’ingurgiter quelques facéties locales, tout le village assiste heureux à une aubade aux sonorités métissées et accrocheuses. Des voix de jeunes femmes et de jeunes filles détonnent des chansons d’une rare espèce, et cela m’émeut fiévreusement, me transportant irrésistiblement dans des souvenirs et d’autres encore. Des souvenirs forts et souvent controversés ; toute une méditation !
Et je me souviens comme si cela datait de ce matin, un matin où le soleil dès ses premiers rayons, est venu mettre un terme à la sulfureuse fraîcheur matinale que le lendemain aura fait vite de retrouver. Immanquablement. Ce fût là-bas dans la ville, la grande cité d’où je viens, je fis la connaissance d’une jeune fille, une très belle demoiselle. Elle était aussi lumineuse que l’on ne puisse l’être. J’y pense bien fort maintenant, sur fond de musiques enivrantes reprises avec ferveur par les villageois ainsi réunis. Cette sacrée fille et moi nous rencontrâmes par le biais de quelques copains bien sympathiques.
J’avais un peu plus de 17 ans et je dois confier qu’elle en avait un ou deux de moins que moi. J’en fus profondément épris. Je ne peux pas affirmer qu’il en était de même pour elle, mais dans son immense sympathie, comment ne pas percevoir qu’elle m’accordait bien plus que de l’importance. A cet âge comme à beaucoup d’autres, les petits naïfs que nous étions se laissent aller à des considérations et comportements les plus divers et bien souvent hâtifs. Il en fût ainsi pour les égards que nous accordâmes à des dénigrements bien nourris par nos plus proches amis. Ceux-là même par qui nous nous sommes connus.
Bien sûr, cela avait fini par nous perdre. Nos accointances si bien amorcées prirent une tournure litigieuse et dommageable. Trompés par notre narcissisme, chacun se cramponnait mordicus à son avis et évidemment, chacun prétendait malencontreusement avoir raison au point de prendre l’autre pour un monstre, un adversaire, un indicible ennemi. Et le temps passait. Des échos peu flatteurs me parvenaient à son sujet et je répugnais encore d’elle. Ce qui ne manqua pas toute fois de se mélanger irrésistiblement à l’amour, l’infalsifiable amour que j’éprouvais pour elle et dont mon âme s’abreuvait depuis que je la connaissais.
Près de cinq mois passèrent pendant lesquelles je ne m’offris jamais l’initiative d’aller à son école ou d’arriver pour une seule fois à sa demeure. Elle me le rendit d’ailleurs très bien, suscitant des interrogations aux questions récurrentes dans tout mon entourage. Ce qui en rajouta encore un peu à l’animosité que je ressentais déjà à son sujet.
Pourtant un matin, j’entrepris de faire un déplacement de toute urgence en vue de rencontrer la fille de mon cœuret de présenter durablement nos accointances. Le but étant de mettre un terme à cette situation ubuesque. J’étais même prêt à faire quelques concessions. Qu’est-ce que j’avais à perdre ? Et puis ça rime avec les adulations. Un peu de douceur et de bon sens suffiraient à attendrir le cœur de sa compagne. Quelques mois plutôt, nous nous baladions encore dans les espaces les plus romantiques de la ville. Tout le monde trouvait bien beau notre couple. Nous avions fait l’amour une ou deux fois avant que surviennent tous ces tumultes. De mémoire d’adolescent, j’admets que rarement les choses s’étaient aussi bien passées. Avec elle je vivais l’accord parfait. Moral et physique réunis pour un bonheur suprême. Puis inopinément, la dérive avait pris le pas sur la sérénité au point où nous ne contrôlions plus la situation.
L’heure était tout de même venue de taire toutes nos différences, tout l’orgueil qui nous animait réciproquement et de repartir à zéro, pourvue qu’on s’entende bien et qu’elle soit encore sur la même longueur d’onde que moi. De l’espérance ! Non sans avoir avalé ma fierté et feint de n’avoir rien entendu de tout de tout ce quoi disait à son sujet. A des moments je n’arrivais plus à la reconnaître. Il se lassait entendre qu’elle fréquentait un homme deux fois plus âgé qu’elle. Une aventure lucrative qui lui donnait désormais plus d’ailes. Ses doigts, ses oreilles, son nez, son nombril, ses pieds, bref tout son corps était paré de bijoux. Mais cela ne suffisait pas à ébranler sa foi en elle, malgré les onces de doutes qui me rongeaient. Rien ne me faisait vaciller, de même pas ces faveurs charnelles qu’on lui disait prodiguant à un bosco dans la place. Son école était située sur des hauteurs bien rudes à arpenter. Je gravissais déjà les marches qui débouchaient logiquement sur les pieds du bâtiment abritant sa salle de classe. Les élèves étaient étonnement libre à une heure pas creuse du tout. Mais paradoxalement, ce n’était pas la joie. Les visages étaient comme burinés, tuméfiés par la violence palpable des rayons ultra- violets. Les prévisions des écologistes se réalisant sur fond de sinistrose. Le réchauffement de la terre n’était pas une vaine crainte. Aucun sourire. Même les rares copains que je comptais en ces lieux affichaient un air patibulaire. Des têtes d’enterrement. C’est à peine qu’ils ne pleuraient pas … de m’avoir vu … la température trop sévère était de prime à bord comme la seule explication à ces allures douteuses, à ces visages pour le moins renfrognés. Trop sérieux je les trouvais au fur et à mesure que je m’approchais. Le roussi.
Avant même que je n’ai eu le temps de demander la fille aux cheveux sombre joyeux, la fille aux yeux d’un brillant heureux, d’une voix douillette, des sons de voix retentirent sombrement et la nouvelle, la triste nouvelle tomba tel un couperet. L’une de mes vielles connaissances se rapprocha de moi et lança :
« Elle est morte mon gars elle a rendu l’âme ».
Tous ces regards perdus, cette inquiétude, cette désolation palpable n’étaient pas gratuits. J’étais très effondré. Abasourdi, malheureux. Et de larmes mon cœur ruisselait, et de peine mon âme était faite, et de regrets ma conscience vivait. Je souffrais de n’avoir pas très tôt pardonné. Je peinais d’avoir trop longtemps ajourné le premier pas. La plaie l’inguérissable plaie que ma conscience porta ce jour m’affecta considérablement. Je m’en voulais effroyablement car je n’avais jamais connu un tel camouflet. L’échec était cuisant. Tout se passait comme si je l’avais tué de mes propres mains. Toute la vanité de la vie me venait à l’esprit et je me sentais couvert de stupeur. Comme si j’avais hérité d’un odieux chapeau d’abeille. Qu’elle aurait bien pu être sa dernière pensée à mon sujet ? A quoi cela avait servi de me ranger inflexiblement contre elle ? Les questions fusaient dans ma tête. Il était de toute évidence trop tard à mes yeux pour que je puisse me rattraper de cette aberration lourde. Je me culpabilisais et cela a duré longtemps.
Aujourd’hui beaucoup de temps a passé et ce retour vers l’arrière m’est moins pesant qu’à l’époque véritable des braises qui ont consumé toute une partie de ma jeunesse. Mais ma mémoire n’a rien oublié de cette époque.
Tous les villageois réunis autour d’un immense feu de bois ont opté pour un concert vespéral teinté de spiritualité. La musique depuis belle lurette en fond sonore prend imperturbablement le dessus sur mes souvenirs et je reviens totalement à moi, touché par ces bons vieux cantiques si bien repris en chœurs et qui meublaient naguère les sonorités musicales du deuil de cette remarquable fille. Un ange que le visage et le sourire jadis splendides me paraissent à présent inoubliables. Une personne merveilleuse dont le souvenir reste indélébile. Ineffable. Chaque fois que j’y pense, je me sens seul et j’ai mal.
Par Jean Bosco BELL