Un compte-rendu de Stéphanie Roza dans la revue Dissidences du dernier ouvrage d’Anselm Jappe, La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, La Découverte, 2017
Dans son dernier ouvrage, Anselm Jappe tente de rendre compte en marxiste d’un faisceau de tendances sociologiques, psychologiques et anthropologiques inquiétantes, repérées depuis quelques décennies par certains observateurs perspicaces de notre postmodernité :
d’une part, la « dérive suicidaire » du capitalisme avec le ravage contemporain des liens sociaux, de la diversité culturelle, de l’environnement naturel ; d’autre part, la montée en puissance de pulsions individuelles destructrices et autodestructrices, qui semblent la reproduction à l’échelle subjective d’une funeste logique sociale.
Les principaux éléments empiriques évoqués ne paraîtront sans doute pas neufs aux lecteurs avertis : déclin des structures autoritaires traditionnelles au profit de la montée en puissance d’une société « démocratique » de consommation dont la logique aliénante est plus insidieuse ; appauvrissement des rapports humains et familiaux, causé entre autres par l’arrivée des nouvelles technologies d’information et de communication ; invasion des sphères privée comme publique par un narcissisme généralisé et hautement délétère.
Toutefois, ce qui s’avère particulièrement stimulant réside dans l’hypothèse explicative qui permet de donner du sens à cette évolution globale. Anselm Jappe fait de la critique de la valeur formulée dans Le Capital le fondement de sa lecture du monde contemporain. On sait que, selon Marx, la particularité historique du capitalisme tient à la généralisation de la forme-marchandise, c’est-à-dire de l’échange de biens qui valent moins pour les besoins ou les désirs qu’ils permettent de satisfaire, que pour la quantité de valeur (c’est-à-dire de travail abstrait, exprimé en argent) qu’ils renferment. Parmi les principales conséquences du règne de la marchandise, une première est la nécessité absolue de la croissance de la valeur : les échanges ont pour objectif principal de s’enrichir ; une deuxième est l’indifférence relative aux « contenus de la production » ainsi qu’aux « besoins de ceux qui doivent les produire et les consommer » (p. 16). C’est ainsi que la croissance matérielle, désormais considérée comme un but en soi indépendamment de tout besoin humain et plus généralement de toute limite, finit par dévorer irrémédiablement les ressources naturelles.
Aux yeux de l’auteur, la logique de la valeur constitue le paradigme à partir duquel on peut non seulement comprendre la structure générale de notre société, mais également l’économie psychique de ses membres. C’est cette dernière qui constitue l’enjeu principal de son enquête, où l’on croise Freud, bien sûr, mais également Fromm, Marcuse, Lacan, et plusieurs psychanalystes contemporains comme Melman. Se dégage de ces analyses, depuis les hypothèses sur les différentes phases de l’évolution infantile jusqu’à l’étude des tueries de masse contemporaines, l’idée d’une récente mais profonde évolution anthropologique qui ressemble fort à une régression collective. Longtemps obligé de coexister avec des formes de relations sociales, familiales et politiques héritées de sociétés plus anciennes, le capitalisme n’acquiert sa forme « chimiquement pure » qu’après la Seconde Guerre mondiale. A ce prisme, le narcissisme exacerbé qui caractérise le citoyen postmoderne apparaît comme l’expression du type spécifique de subjectivation inhérent à la société bourgeoise dans sa plus pure expression. Ce narcissisme maintient globalement les individus dans une petite enfance éternelle où seule compte la jouissance immédiate, formatée et souvent résumée par la consommation, et à laquelle les activités d’imagination, d’acculturation, d’appropriation individuelle du monde, qui ne peuvent être que le fruit d’un certain renoncement pulsionnel, demeurent fermées. Ainsi les individus n’accèdent plus à l’autonomie d’un adulte qui tracerait sa trajectoire propre en acquérant progressivement de l’expérience et des compétences particulières : leur valeur intrinsèque devient, à l’image de celle de la marchandise en général, abstraite, purement formelle, et néanmoins toujours désireuse de s’accroître aux yeux du monde. Leur moi appauvri, en quête perpétuelle d’une reconnaissance par les autres qu’aucune qualité spécifique ne justifie plus, sera donc plus facilement tenté de se livrer à des déchaînements de violence « autophages », quelles qu’en soient les justifications idéologiques, par lesquels il gagnera souvent son heure de célébrité au prix du sang.
Les conclusions de cette traversée, nécessairement partielle, des logiques contemporaines permettent d’affirmer une thèse importante : il n’y a pas de « forme-sujet » opprimé de l’extérieur par la « forme-marchandise », comme par un carcan dont il suffirait de sortir pour se libérer. Au contraire, il y a eu historiquement, comme l’affirme Jappe, un « développement parallèle et conjoint de la forme-sujet et de la forme-marchandise » (p. 220). Cette idée conduit à rien moins qu’à un changement dans le paradigme traditionnel de l’émancipation à gauche, car elle oblige chaque militant qui souhaite un changement radical à repenser l’action politique également dans les termes d’une nécessaire déconstruction de « sa propre constitution psychique narcissique ». Ambitieux programme, que celui pour lequel la sortie de la société marchande passe au préalable par une importante transformation individuelle ! D’ailleurs, l’auteur n’a pas la prétention de donner la marche à suivre : le chemin reste à trouver, à tel point que son indétermination peut paraître un peu décourageante. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage présente l’immense intérêt, par rapport à d’autres analyses contemporaines par ailleurs convergentes, de ne pas tomber dans l’ornière de l’invocation nostalgique de formes d’organisation sociale ou de rapports humains hérités du passé, ou même d’une « nature » de l’homme qui laisserait bien peu de place à l’invention historique.
Stéphanie Rosa, in revue Dissidences, nov. 2017.